Les Lucs-sur-Boulogne et les Colonnes infernales (3/3)
Que s'est-il passé aux Lucs-sur-Boulogne à la fin de février 1794 ?
Réponse : un épouvantable massacre.
Comment s'est-il déroulé ?
L'historien a le devoir de l'attester : nous l'ignorons.
Nous sommes informés de l'identité des victimes et même de leur âge.
Nul ne saura jamais dans quelles conditions on les a fait mourir.
Si en d'autres lieux, des survivants ont pu témoigner, ici aucun ne l'a fait.
Aucun.
Aux Lucs-sur-Boulogne, ce sont les chiffres qui parlent : plus de cinq cents personnes, des hommes, des femmes, des enfants - surtout des femmes et des enfants - ont été massacrés par les deux colonnes du général Cordelier.
Elles arrivent, ces colonnes.
Elles approchent par ces chemins creux où l'on est vu sans jamais voir ceux qui, tapis derrière les haies, vous regardent.
Un chef vendéen obsède littéralement les généraux de la République : Charette.
L'ordre a été donné de lui courir sus.
Il est signalé, le 17 février, comme se trouvant aux Petit et Grand-Luc.
Turreau lui-même veut être là pour l'attaque.
Le 22 février, les colonnes se ruent.
Turreau écrit au Comité de Salut public :
"J'ai vu enfin M. Charette en personne, à la tête de quelques tirailleurs, masqués par une haie".
Il n'a fait que le voir.
Charette s'est dérobé.
Le 28 février 1794, les colonnes du général Cordelier partent des landes de Boisjarry en direction des Lues.
Une colonne traverse la rivière au moulin de l'Audrenière.
Elle tourne vers le sud et se déploie pour remonter la rive gauche de la Boulogne en direction du Grand-Luc.
Au même moment, la colonne du commandant Martincourt s'avance sur la rive droite vers le Chef-du-
Pont et le Petit-Luc.
Cordelier, persuadé que "Charette est aux abois" – ce sont ses propres termes - fait savoir, le même jour, que ses colonnes vont "exécuter de concert l'attaque du Grand et Petit Luc".
C'est tout ce que nous disent les rapports officiels.
Et nous n'aurions rien su de ce qui s'est ensuivi, si le curé Barbedette n'était revenu dans sa paroisse Saint-Pierre du Grand Luc quelques jours plus tard.
Avec un acharnement qui nous bouleverse, il a tenu, en s'aidant du témoignage de quelques survivants, à relever l'identité de ceux dont les cadavres pourrissaient à l'abandon.
Il faut que vous l'entendiez, le curé Barbedette énoncer par ma voix les dernières lignes de la terrible liste qu'il a dressée et qui témoigne devant l'Histoire :
"Lesquels noms ci-dessus des personnes massacrées en divers lieux de la paroisse du Grand Luc m'ont été référés par les parents échappés au massacre, pour y être inscrits sur le présent registre, autant qu'il a été possible de les recueillir dans un temps de persécution la plus atroce, les corps ayant été plus d'un mois sans être inhumés, dans les champs de chaque village du Luc.
Ce que j'atteste comme trop véritable après avoir été témoin oculaire de ces horreurs et plusieurs fois exposé à en être aussi la victime.
Ce 30 mars 1794", signé C. Barbedette, curé de Saint-Pierre-du-Luc.
Point d'autres preuves écrites ?
Si.
Un républicain qui marchait à la suite des légions.
Il s'appelait Chapelain - tenait son journal.
Voici ce qu'il a écrit ce jour-là :
"Journée fatigante, mais fructueuse.
Pas de résistance.
Nous avons pu décalotter toute une nichée de calotins qui brandissaient leurs insignes du fanatisme.
Nos colonnes ont progressé normalement".
Le manuscrit du curé Barbedette dormira quatre-vingts ans dans un grenier.
Quand on le découvrira, certains, de la famille "bleu", crieront à l'imposture.
Ils ne voudront pas croire à tant de barbarie.
Assurément c'est un faux !
En revanche des historiens "blancs" brandiront la liste comme une machine de guerre.
Aujourd'hui - il faut que vous le sachiez, le doute n'est plus permis.
Les archives ont parlé.
Les chercheurs ont prononcé.
Les ultimes épreuves viennent d'être apportées dans un travail définitif par Monsieur Pierre Marambaud.
La liste du curé Barbedette contient 564 noms.
559 ont été confirmés par d'autres sources.
L'effroi glace notre âme lorsque nous découvrons parmi eux les noms de cent dix enfants "de sept ans et au-dessous".
Au village, le cri a retenti : les Bleus arrivent ! Trop tard : ils sont là.
Et ce sont les portes que l'on enfonce, les femmes qui hurlent, celles qui crispent leurs mains sur leur chapelet et s'agenouillent pour mourir, celles qui couvrent leurs enfants de leur corps.
Les hommes impuissants qui serrent les poings ou cherchent en vain une arme.
Et les Bleus qui déferlent en jurant de toutes leurs forces, comme pour mieux accomplir la sale besogne.
Le galop de ceux qui fuient.
Les petits que l'on entraîne.
Les sanglots.
Les cris qui s'achèvent en gémissement d'agonie.
Ceux qui se cachent, ceux que l'on trouve.
Les baïonnettes qui se lèvent, qui frappent, qui fouillent, qui éventrent, qui égorgent.
Les supplications inutiles, les jurons des tueurs qui redoublent.
Ceux que l'on achève.
Ceux qui mettront des heures à mourir.
Et les flammes qui se lèvent, qui ronflent, qui dévorent tout, les maisons, le bétail, les meubles, les bardes et aussi ceux qui avaient cru sauver leur vie en se glissant dans quelque soupente.
Le feu, le sang, les larmes.
Il y a deux siècles de cela.
Vous ne seriez pas morts pour rien, enfants des Luc-sur-Boulogne, si l'image et le souvenir de vos petits corps martyrisés pouvaient arrêter les bras qui se lèveraient encore pour commettre de tels crimes.
Rien ne les excuse, rien ne les excusera jamais car ils font régresser le genre humain.
Il faut sans cesse qu'ils soient rappelés à ceux qui nous suivront.
Même lorsque les bourreaux, aux yeux enfin dessillés, pleureront un jour sur leur barbarie.
Même lorsque les fils des victimes, sans oublier, voudront accorder leur pardon à leurs frères égarés.
Extrait du Discours d'Alain Decaux de l'Académie Française, le 25 septembre 1993.